Mesurer la qualité relationnelle
dans les écolieux
Contexte : un enjeu de mesurer la qualité relationnelle dans et autour des écolieux
Depuis une vingtaine d’années, de nombreux indicateurs ont émergé pour mesurer autrement la qualité de vie (Sen et Nussbaum, rapport Sen Stiglitz Fitoussi, Tim Jackson, Picket et Wilkinson). Ces travaux mettent l’accent sur les effets des inégalités de revenus et de richesses sur le lien social et sur les conditions socio-économiques de la cohésion sociale. Rendre accessible à toutes et à tous un lien social de qualité sous contraintes de ressources économiques permet d’entrer dans cette logique, en contrepoint de la seule maximisation des biens matériels.
Sur tout le territoire français, des écolieux regroupent des personnes ayant choisi un mode de vie plaçant l’humain, le collectif et l’écologie au centre. Ces lieux, de plus en plus nombreux, sont des laboratoires très inspirants pour réfléchir sur les tendances et scénarios à venir dans le cadre de la transition écologique et sociale.
L’impact écologique des écolieux a déjà été mis en évidence, notamment à travers une étude menée par le Cabinet Carbone 4 pour le mouvement des Colibris en 2015, qui montrait que les 100 habitants de 6 oasis étudiées émettaient en moyenne la moitié des émissions d’un français moyen. Depuis cette étude, la méthodologie Bilan Carbone a été réutilisée par d’autres lieux qui ont mis en place des démarches d’autoévaluation pour connaître, suivre et réduire leurs émissions. C’est d’ailleurs le cas du Campus de la transition qui mène une démarche de chiffrage et de réduction de ses émissions à travers le projet MC2.
Aucun outil de référence n’existe en revanche pour mesurer l’impact social des écolieux (en leur sein et vis-à-vis de l’extérieur). Pourtant, au même titre que l’écologie, l’importance des relations humaines est une valeur partagée forte de ces lieux, qui ressort dans les témoignages recueillis, avec un accent mis sur les effets de la qualité des relations dans un collectif sur la capacité à créer des relations sobres et solidaires.
Opportunité : l’indicateur de capacité relationnelle
L’indicateur de Capacité Relationnelle (RCI) s’appuie sur des recherches menées depuis plus de 10 ans par le programme de recherche Codev de l’ESSEC Business School, puis par le Campus de la Transition, avec des applications diverses (pays en développement, entreprises, territoire). Cet indicateur composite mesure la qualité des relations sociales à travers 3 ou 4 dimensions recouvrant actuellement 14 à 18 critères selon les cas d’usages.
La philosophie sous-jacente à cet indicateur est très cohérente avec les valeurs défendues par un certain nombre d’écolieux et par la Coopérative Oasis qui en porte la voix. Il s’agit d’appréhender le bien-vivre par la qualité du lien social, qui prend à la fois une valeur intrinsèque (c’est le fait d’être en lien avec d’autres humains et avec la nature qui rend une vie heureuse) et instrumentale (être en lien permet d’accéder à d’autres capacités : santé, éducation,…).
L’objet scientifique principal de cette étude tient à la caractérisation de la qualité des relations dans un collectif de type écolieux, telle que notre RCI peut la mettre en évidence, puis de sa mise en lien avec des considérations plus générales de vie bonne, entendue comme mode de vie sobre et respectueuse des milieux de vie et des hommes. Notre hypothèse majeure consiste en la corrélation de la présence d’une forte qualité relationnelle dans les écolieux et habitats collectifs, avec leurs modes de vie fortement soutenables.
Notre question de recherche est donc la suivante :
L’analyse en termes de capacités relationnelles est-elle pertinente pour mesurer le bien-vivre en écolieu ?
Si oui, quelles dimensions et quelles variables choisir pour construire un Indicateur de Capacité Relationnelle dédié aux écolieux ?
Y-a-t-il d’autres éléments spécifiques aux écolieux (sobriété des modes de vie, modalités de gouvernance, activités) permettant d’éclairer les leviers et les freins à la qualité du lien social ?
Étude exploratoire menée en 2020
Le Campus de la Transition a conduit, en lien avec la Coopérative Oasis et l’ADEME, une pré-enquête sur 4 sites pour tester la faisabilité et l’applicabilité d’un RCI spécifique aux écolieux. Chaque lieu (Centre Amma – ferme du Plessis ; Château partagé ; MasCobado ; Campus de la Transition) a fait l’objet d’une visite terrain combinant participation observante et une dizaine d’entretiens (soit 45 personnes interrogées au total).
Les premiers enseignements de l’étude de faisabilité ont fait ressortir l’intérêt de poursuivre la démarche pour aboutir à une méthodologie applicable à tout écolieu désireux de mesurer son impact social. L’indicateur en cours de création se développerait a priori autour de 5 dimensions dont le rapport à soi, les relations à l’intérieur du lieu, les relations avec l’extérieur, le lien à la société, le lien à la nature.
De là, il est déjà possible de pressentir la caractérisation des écolieux en fonction de leurs missions, du type de public qu’ils accueillent et de leur situation géographique et de réaliser une première cartographie de cet écosystème.
Projet pour les années 2021-2022
Figure 1 : Carte des écolieux étudiés
En 2021-2022, grâce à des financements du Fonds Social Européen et de l’ADEME, ce travail a pu être poursuivi en élargissant le projet à 10 écolieux de la Coopérative Oasis (cf. Figure 1). Sur chaque lieu, une visite terrain d’au moins deux jours a permis de mener une dizaine d’entretiens semi-directifs avec des habitants, voisins, représentants du territoire et partenaires. Ces entretiens étaient structurés en trois parties : récit de vie de la personne, son rôle dans l’écolieu, sa perception de la qualité des relations sur les cinq dimensions de l’indicateur. Outre les données qualitatives qu’ils ont permis de recueillir, ces entretiens ont permis d’établir les seuils des différentes variables de l’indicateur en tenant compte des spécificités du contexte. Une fois l’indicateur de capacités relationnelles établi, un questionnaire a été construit et administré auprès d’un échantillon d’une centaine de personnes liées aux dix écolieux étudiés.
Résultats
Les résultats de l’étude sont de deux ordres. Sur le plan méthodologique, la recherche-action a permis d’aboutir à la construction d’un indicateur de capacité relationnelle adapté aux écolieux. Sur le plan empirique, le bien-vivre en écolieux a pu être évalué à partir des 10 terrains étudiés.
Suite aux entretiens et observations menés en phase exploratoire, l’hypothèse a été formulée qu’une structure en 5 dimensions correspondant à des sphères de relations serait plus adaptée à l’évaluation du bien-vivre en écolieux que la structure initiale de l’indice de capacité relationnelle, dont les dimensions étaient thématiques (socioéconomique, socioculturelle, sociopolitique). La phase qualitative de l’étude a ensuite permis de faire émerger 20 critères pour l’indicateur, répartis dans 5 dimensions allant de la plus intime à la plus large :
- la dimension « rapport à soi » s’intéresse à l’estime de soi, à la capacité des personnes à faire leurs propres choix, à les poursuivre dans le temps (notamment avec une stabilité économique), ou encore à leur spiritualité ;
- la dimension « relations à l’intérieur du lieu » concerne les liens qui unissent les habitants entre eux, l’implication dans la gouvernance, les systèmes d’économie informelle (don-contredon) au sein du lieu ;
- la dimension « relations à l’extérieur du lieu » concerne les relations interpersonnelles des habitants avec les personnes à l’extérieur du lieu, qui leur sont proches au sens géographique, filial ou amical du terme ;
- la dimension « rapport à la société » étudie le rapport des habitants des écolieux avec le territoire, l’engagement associatif ou politique à différentes échelles, et dans une certaine mesure le rapport au travail ;
- la dimension « rapport à l’environnement » concerne le cercle le plus large autour de la personne, à savoir son rapport au monde vivant, à la sobriété et au milieu naturel ou autrement dit à l’environnement au sens large.
Le tableau 1 présente les dimensions et critères de l’indice de capacité relationnelle pour les écolieux (ou « RCI-E ») élaboré dans le cadre de la recherche-action.
Chaque critère est construit sur une logique de seuil et peut valoir 0 ou 1 selon si la capacité évaluée à travers le critère est présente ou pas chez la personne considérée. Les seuils ont été définis en croisant une double approche normative (définition de ce qui fait une vie bonne sur le plan relationnel en s’appuyant sur l’approche des capacités) et empirique (analyse des discours des habitants interrogés dans la phase qualitative). Les scores (0 ou 1) sur chaque critère sont calculés en fonction des réponses des habitants à une ou plusieurs questions associées au critère dans le cadre de l’enquête quantitative.
La méthodologie d’agrégation de l’indicateur s’appuie sur des pondérations uniformes entre les dimensions (poids de 1/5 pour chaque dimension) puis uniformes entre les critères au sein de chaque dimension (poids de 1/5 * l’inverse du nombre de critères dans la dimension, par exemple 1/15 pour une dimension comprenant 3 critères et 1/25 pour une dimension comprenant 5 critères). Ce choix a été réalisé pour plus de simplicité de lecture de l’indicateur.
Dimension : Relation à soi | ||
Composante | Seuil de privation | Poids |
Contrôle sur sa vie | Il y a un moment dans la journée ou la semaine où je choisis de passer mon temps comme je le souhaite : non | 1/25 |
Questionnement sur le sens de ses actions | Fréquence des activités religieuses / spirituelles / yoga / méditation / qi gong / philosophie : jamais | 1/25 |
Alignement avec ses choix personnels | Au moins une fois dans l'année, j'ai fait un choix qui m'aliène ou m'empêche de me sentir en accord avec moi-même : oui | 1/25 |
Estime de soi | J'ai une bonne estime de moi : non | 1/25 |
Modèle économique pérenne | Le modèle économique de mon foyer me semble pérenne et adapté à mes aspirations pour les prochaines années : oui | 1/25 |
Dimension : Relations à l’intérieur du lieu | ||
Composante | Seuil de privation | Poids |
Confiance habitants | Au quotidien j'ai confiance en les autres habitants du lieu : non | 1/25 |
Amitiés fortes | Au quotidien, j'ai au moins un ou deux amis proches sur qui je peux compter parmi les autres habitants du lieu : non | 1/25 |
Échanges de biens, services et de dons | Je participe à l'échange de biens et services ou à des dons : non | 1/25 |
Gouvernance du lieu | Je participe aux décisions qui concerne la gouvernance / l'organisation de la vie du lieu au moins une fois par mois ou trimestre : non | 1/25 |
Mixité socio-culturelle | J'ai des contacts avec des personnes issues de milieux socio-culturels différents du mien au sein de l'éco-lieu : non | 1/25 |
Dimension : Relations à l’extérieur du lieu | ||
Composante | Seuil de privation | Poids |
Partage de son mode de vie avec l'extérieur | J'ai échangé à propos de mon mode de vie avec des personnes extérieures au lieu au cours du mois dernier : non | 1/20 |
Liens avec l'entourage proche | J'ai des amis à l'extérieur du lieu et j'ai vu mes proches habitant hors du lieu au cours du mois dernier : non | 1/20 |
Confiance envers les acteurs du territoire | J'ai confiance envers les habitants de mon territoire (voisins, habitants du quartier, bourg) : non | 1/20 |
Participation à la vie locale | J'ai participé à une activité (associatives, culturelles, sportives) en dehors du lieu avec d’autres locaux : non | 1/20 |
Dimension : Relation à la société | ||
Composante | Seuil de privation | Poids |
Vie civique | J’ai voté aux dernières élections : non ou J'ai au moins un engagement qui contribue à l'intérêt général (en lien avec l'extérieur du lieu) : non | 1/15 |
Solidarité nationale | J’ai participé à une action de solidarité envers des personnes que je ne connaissais pas dans les 3 derniers mois : non | 1/15 |
Utilité sociale professionnelle | A travers mon activité professionnelle, j'ai le sentiment d'avoir une utilité sociale : non | 1/15 |
Dimension : Relation à l’environnement | ||
Composante | Seuil de privation | Poids |
Contact prolongé avec la nature | Jamais de contact prolongé avec la nature ou moins d'une fois par semaine | 1/15 |
Empreinte carbone | Tout à fait engagé ou Plutôt engagé dans moins de 2/4 des actions proposées : consommation de viande, origine des produits alimentaires, déplacements quotidiens, déplacements en avion | 1/15 |
Démarche globale de sobriété | Tout à fait engagé ou Plutôt engagé dans moins de 2/3 des actions proposées : consommation d’eau, préservation de la biodiversité, 0 déchet | 1/15 |
Tableau 1 – L’indice de capacité relationnelle pour les écolieux : dimensions et critères
Pour accéder à tous les résultats empiriques et les approfondissements qualitatifs, téléchargez les résultats de l’étude complète :
Ils nous soutiennent
Quelques ressources
Lire l’article dans TheConversation : Vit-on mieux dans les écolieux qu’ailleurs ?
Entretien avec Fanny Argoud, coordinatrice du projet : évaluer la qualité relationnelle des écolieux, Avise
EZVAN Cécile, L’HUILLIER Hélène, RENOUARD Cécile, « Au-delà de la RSE, accroître le pouvoir d’agir des parties-prenantes vulnérables. Une perspective éthique fondée sur l’approche par les capacités », Revue de l’organisation responsable, 2022/2 (Vol. 17), p. 63-80. URL : https://www.cairn.info/revue-de-l-organisation-responsable-2022-2-page-63.htm
ARGOUD Fanny, L’HUILLIER Hélène, « Vit-on-mieux en écolieu? », Revue Projet, 2023/3 (N° 394), pages 79 à 83. URL : https://www.revue-projet.com/articles/2023-07-argoud-l-huillier-vit-on-mieux-en-ecolieu/11161 (disponible en version non-définitive dans les Documents de Travail du Campus de la Transition)
Pour en savoir plus
contact@campus-transition.org